Le beau est devenu banal. À force de lisser nos interfaces pour plaire à tout le monde, le web s'est transformé en une immense salle d'attente aseptisée. Mais une révolte gronde. Elle est brute, chaotique et assume fièrement sa laideur. Et si le "moche" était la meilleure chose qui pouvait arriver à votre marque ? Plongée dans la tendance qui bouscule tout.
Ouvrez trois onglets au hasard dans votre navigateur. Disons : une startup SaaS qui promet de révolutionner votre comptabilité, une marque de vêtements "éco-responsables" et une néo-banque pour freelances. Regardez-les bien. Passez de l'un à l'autre. Le constat est terrible : ils sont identiques.
Vous retrouvez les mêmes coins arrondis (border-radius: 20px, pour les intimes). Les mêmes dégradés pastel rassurants, un mélange de lilas et de pêche. Les mêmes illustrations vectorielles de personnages joyeux aux bras démesurément longs et aux têtes minuscules (le fameux style Corporate Memphis qui a envahi la planète). La même typographie sans empattement, neutre, propre, sans histoire.

Tout est propre. Tout est lisse. Tout est parfaitement "user friendly". Et mon Dieu, qu'est-ce qu'on s'ennuie.
Ce n'est pas juste une impression. C'est le résultat d'une décennie de standardisation. À force de vouloir plaire à tout le monde, de respecter les standards de Google et de ne surtout pas brusquer l'utilisateur, le web est devenu une immense salle d'attente aseptisée. Une clinique dentaire numérique où tout est blanc, calme et inodore.
Mais comme toujours dans l'histoire des tendances, l'excès d'ordre appelle le chaos. Une résistance s'organise. Une contre-culture émerge des bas-fonds d'Internet. Elle est brute, elle pique les yeux, elle ignore royalement les règles d'or de l'UX Design. Pourquoi assumer d'avoir un site moche est-il en train de devenir l'avenir de la créativité et du business sur le web ?
C'est le syndrome de la maison témoin IKEA. C'est fonctionnel, c'est optimisé au millimètre pour la circulation, mais personne n'y vit vraiment. Il n'y a pas d'âme, pas de photos de famille, pas de vaisselle qui traîne.
Depuis dix ans, les créateurs de sites se sont reposés sur des béquilles. Pour aller vite, pour réduire les coûts, et surtout pour réduire les risques, le webdesign s'est industrialisé. Les frameworks comme Bootstrap ou Tailwind ont uniformisé la structure même du web. Les bibliothèques d'images libres de droits (Unsplash, Freepik) ont uniformisé l'imaginaire visuel. On appelle ça le "Blanding" (mélange de Branding et Bland / fade).
Les marques ont tellement peur de perdre un client potentiel qu'elles gomment toutes les aspérités. Le mot d'ordre absolu du webdesign moderne est devenu : la friction zéro. L'utilisateur ne doit pas réfléchir, il doit cliquer. Il doit glisser le long du tunnel de conversion comme sur un toboggan bien huilé.
Résultat ? Nous naviguons dans un océan de conformisme. C'est l'ère du "pixel perfect" qui a fini par tuer l'âme des sites internet. À force de vouloir être universel et accessible, le design est devenu invisible. Le problème, c'est que l'attention est une ressource rare. Et l'œil humain est programmé pour ignorer ce qui est prévisible. Quand tous les sites sont "beaux" de la même manière, plus aucun site n'est remarquable.Si vous ressemblez à vos dix concurrents, vous n'êtes plus une marque, vous êtes une commodité. Et c'est là que le piège se referme.
La réaction ne s'est pas fait attendre. L'histoire se répète : le Punk a répondu au rock progressif trop technique des années 70. Le Grunge a répondu au Glam Rock des années 80. Aujourd'hui, le brutalist webdesign répond à la dictature du "Clean Web".
Le terme vient de l'architecture (le béton brut de Le Corbusier). Sur le web, l'idée est la même : revenir à la vérité du matériau.Un site internet, c'est du code. C'est du HTML. Pourquoi le cacher sous des tonnes d'effets de transparence et d'ombres portées ?
Le brutalisme numérique prône un retour aux sources violent :
Ce qu'on appelle souvent le ugly design ou le site moche n'est pas une erreur de stagiaire ou un manque de budget. C'est une posture. C'est un majeur levé aux conventions esthétiques actuelles. C'est une façon de dire : "Le contenu est plus important que votre joli emballage".
Regardez le collectif artistique MSCHF. Ils sont à l'origine des buzz les plus fous de ces dernières années (les fameuses bottes rouges d'Astro Boy, ou les baskets avec de l'eau bénite). Allez voir leur site. C'est une claque.Une liste brute, textuelle, sur fond blanc. Pas de menu burger sophistiqué, pas d'animation parallax qui vous donne le mal de mer, pas de pop-up pour s'inscrire à une newsletter. C'est aride. C'est presque hostile. Pour beaucoup, c'est objectivement un site moche.

Mais c'est brillant. Pourquoi ? Parce qu'en refusant de vous séduire avec du design "corporate", ils créent une aura de mystère et d'exclusivité totale. Ils ne vous supplient pas d'acheter. Ils posent leurs produits là, et c'est à vous de faire l'effort. Ils ne cherchent pas à être sympas, ils cherchent à être cultes.
Évidemment, le capitalisme récupère tout. Ce qui était un mouvement underground de développeurs puristes est devenu un levier marketing puissant pour sortir du lot. Le "moche" est devenu cool, et surtout, il est devenu un outil de différenciation massive.
Prenez Zara. Vous avez déjà essayé de naviguer sur leur application ou leur site récent ? Si vous êtes un UX Designer, préparez vos gouttes pour les yeux. C'est un cauchemar ergonomique. Les photos se chevauchent de manière anarchique. Les mannequins posent dans des positions absurdes (accroupis sur une gazinière, recroquevillés dans un manteau, flottant dans une piscine vide), rendant le vêtement parfois impossible à voir correctement. Les boutons de navigation disparaissent ou changent de place.

C'est ce qu'on appelle du web anti-UX. Et croyez-le ou non, c'est volontaire. Zara ne veut pas ressembler à un catalogue La Redoute ou Amazon. Sur Amazon, on achète du besoin. Sur Zara, on achète du désir. Leur webdesign veut vous donner l'impression de feuilleter un magazine de mode avant-gardiste type Vogue ou Numéro. La friction fait partie de l'expérience "premium". Si c'est dur à utiliser, c'est que c'est de l'art. Si c'était trop facile, ce serait du supermarché.
Même la Tech, pourtant temple du design propre, s'y met. Regardez la refonte de Gumroad. Il y a peu, cette plateforme pour créateurs a abandonné son design "SaaS de la Silicon Valley" (bleu Stripe, gris clair, ombres douces) pour embrasser le Néo-brutalisme. Des couleurs fluo (rose bonbon, jaune stabilo), des bordures noires épaisses autour de chaque bouton, des typographies géantes. On dirait un fanzine découpé aux ciseaux.

Les designers puristes ont hurlé sur X. "C'est un site moche", "Ça fait mal aux yeux", "C'est amateur". Tout le monde en a parlé. Le trafic a explosé. Gumroad est passé d'un outil générique interchangeable à une marque avec une voix forte et punk. Ils s'adressent aux créateurs, aux artistes. Leur design leur dit : "Nous sommes bizarres, comme vous". Ils ont compris qu'être mémorable valait mieux qu'être joli et oublié.
Pourquoi sommes-nous soudainement attirés par ce qui est objectivement laid ou cassé ? La réponse réside dans le contexte actuel : l'invasion de l'Artificiel.
Nous sommes inondés d'images générées par IA (Midjourney, Dall-E) qui sont techniquement parfaites. Des peaux sans pores, des lumières divines, des compositions idéales. Cette perfection synthétique crée une nausée, une "Uncanny Valley" généralisée. Dans ce monde de perfection fake, le "moche" devient un signal d'authenticité.
Un site avec une police Times New Roman non lissée, c'est humain. Un site avec une mise en page un peu bancale, c'est fait par une main humaine. Le brutalisme, c'est la preuve qu'il y a encore un cœur qui bat derrière la machine. Le site moche rassure paradoxalement : il nous dit "Ici, pas de bullshit marketing, pas de filtres, juste le produit". C'est le retour du "Wabi-Sabi" japonais appliqué au numérique : la beauté dans l'imperfection.
Attention quand même à ne pas tomber dans le piège du snobisme. Faire du moche pour faire du moche, c'est aussi vain que de faire du lisse pour faire du lisse. Si vous vendez des assurances vie ou des dispositifs médicaux, pitié, gardez votre design rassurant et propre. Le brutalisme demande une certaine élasticité de la part de votre audience.
Mais pour les marques Lifestyle, Tech, Mode ou Média, il y a un coup à jouer. L'objectif n'est pas de rendre votre site inutilisable, mais de lui rendre son caractère. Voici comment injecter un peu de cette tendance sans sacrifier vos conversions :
Le retour du moche est finalement une excellente nouvelle. C'est le signe que le web n'est pas mort, qu'il a encore envie d'expérimenter, de jouer, de provoquer. Nous sortons enfin de l'adolescence du webdesign où l'on voulait juste ressembler à tout le monde pour s'intégrer pour entrer dans l'âge adulte : celui où l'on assume qui on est, quitte à déplaire.
Alors, pour votre prochaine refonte, posez-vous la question : voulez-vous un site que tout le monde trouve "joli" mais que tout le monde oublie dans les dix secondes ? Ou êtes-vous prêt à avoir un site moche dont on parlera encore à la machine à café demain matin ?
L'avenir n'appartient pas aux lisses. Il appartient aux audacieux.